Artemisia Giulia Leone... Une enfant née qui aurait normalement dû être la chouchoute de ses parents car Ludovico II et Leonessa Leone n'avaient eu que des garçons avant elle. Mais la Maestà, le sangue nobile de la famille en avait décidé autrement, faisant d'Artemisia celle qui serait touché par la boulimie, cette pathologie en rapport avec la nourriture qui la poussait avidement à rechercher du réconfort dans des préparations culinaires. Les parents avaient beau ordonner toutes sortes de régimes ou d'interdiction, la petite fille rousse transgressait tout, fouillant tout le palazzo Leone pour trouver les clés des placards, avalant tout ce qui passait à sa portée, allant même jusqu'à parfois fouiller dans les poubelles de la propriété pour y trouver de quoi manger.
L'impression de satiété n'était jamais là, Artemisia en voulait toujours plus, et cela lui a valu un physique plus que disgracieux. Classée directement dans la catégorie des obèses, sa famille ne lui jetait plus que regarde méprisant devant cette énorme masse de graisse. La jeune rouquine savait qu'elle ne devait pas manger, que le fait même de manger la faisait devenir plus grosse encore et donc moins regardable aux yeux de ses parents et de ses frères, mais c'était compulsif, elle ne pouvait s'en empêcher. Tous les jours, elle était obligée d'affronter son reflet dans le miroir, tous les jours, elle endurait les quolibets blessants de ses frères qui se moquaient sans détour devant l'énorme enfant. Tous les jours, elle les haïssait secrètement de ne pas chercher à la comprendre mais elle ne pouvait vraiment leur en vouloir car ils avaient raison... Qui aimerait une fille aussi grosse qu'elle un jour ? Il y avait fort à parier qu'elle resterait seule toute sa vie avec la nourriture pour seule compagne...
Puis arriva Ludovico III... Le dernier petit prince de la famille Leone. L'on disait qu'il ne survivrait pas après l'accouchement de leur mère. Artemisia n'avait pas été autorisée à le voir dès la naissance, les gens autour d'elle s'accordant à lui dire qu'elle risquait de l'effrayer plus que de raison avec son aspect répugnant d'obèse. Les remarques blessantes, elle n'entendait que ça à longueur de journée, cela la marquait au fer rouge dans sa chair largement éprouvée. Les larmes s'étaient depuis longtemps taries devant toutes ces mauvaises langues mais le soir venu, son oreiller était trempé. Puis lorsque Ludovico fut en "état", Artemisia avait eu la permission de le rejoindre. Ils n'avaient après tout que 4 ans d'écart mais elle avait déjà l'impression d'être une vieille avec une âme desséchée, une âme qui avait grand besoin d'eau...
Et elle trouva sa fontaine auprès de son frère. Auprès de lui, elle se sentait revivre. Il était sa source, son espoir, son assurance de connaître de petits bonheurs qui ne lui avaient jamais été accordés. La journée, elle essayait par tous les moyens de le voir quand les précepteurs n'étaient pas là. La nuit, elle le sentait venir dans son lit pour se blottir contre elle, mignon petit garçon tout frais dans sa chaleur solitaire. Artemisia éprouvait un amour sans borne pour son petit Ludo, elle le considérait comme son sauveur, celui qui voyait en elle ce que les autres auraient dû voir...
Malheureusement, cela ne lui suffisait plus. Pourquoi ne peut-on se satisfaire de ce qu'on a déjà ? Artemisia comptait de plus en plus sur Ludo mais il ne lui suffisait plus d'avoir son amour à lui seul. Depuis la mort de leur petit cousine, une chute d'un arbre, Ludovico était devenu un peu plus renfermé. Artemisia savait qu'il était très attachée à Fabia, qu'il jouait beaucoup avec elle et que son regard s'animait lorsqu'il posait les yeux sur elle... En un sens, la rousse était contente que cette fille fut morte, elle lui volait son bien le plus précieux, quel toupet ! Mais maintenant, elle ne pouvait plus rien lui faire, sa tranquillité n'était plus menacée...
Quel ignominie, n'est-ce pas ? Mais Artemisia s'en fichait pas mal, elle gardait son Ludo pour elle, ne sentant pas que son amour fraternel se transformait peu à peu en quelque chose de tout à fait inhabituel, voire répréhensible... Mais qui pouvait se douter de ça, hein ? Les gens la méprisaient déjà ouvertement et Ludo n'était que le petit dernier, un être chétif et faible que les autres ne voyaient pas comme elle. La rousse l'aimait d'un amour si fort qu'il lui faisait parfois peur. Une telle envie de possession qui se sublimait dans la nourriture. Son réconfort dans cette intimité vespérale était le bienvenu sur le moment, mais une fois l'orgie passée, son geste l'écoeurait à tel point qu'elle se faisait vomir le plus souvent.
Plus le temps passait, plus son amour grandissait pour ce petit être fragile dont on avait diagnostiqué la schizophrénie. Mais cela lui était égal, il était son Ludo, elle était sa Heartie. Rien ne pourrait briser cela... Rien sauf un incident dans la nuit. Dans la cuisine, lorsque Ludo ne dormait pas avec elle, elle descendait tout le temps pour grignoter ce qu'elle trouvait dans chaque recoin. Elle avait peu à peu cessé d'y aller, préférant se satisfaire dans la journée, car ses nuits étaient presques toutes réservées. Mais ce soir là, un changement lui fait perdre pied...
Au moment de saisir une casserole, Artemisia croisa son reflet dans le fond de l'ustensile. Elle arrêta son geste et posa un regard horrifié devant le visage que la casserole reflétait. Un visage rond, difforme et sans charme, tellement énorme que ses joues prenaient toute la place sur son visage, mangeant ses yeux et sa bouche dans un rictus parfaitement ridicule. Les larmes se mirent à couler toutes seules...
- Pourquoi continues-tu à te regarder Artemisia ? Tu aimes souffrir autant que ça ?Non, je n'aime pas ça...- Qu'est-ce qui t'oblige encore à observer ce reflet que tu détestes tant hein ?Qui me parle ?- Pourquoi tiens-tu autant à continuer à vivre ? Les autres, Ludovico y compris, seraient bien mieux sans toi !Non ! Pas mon Ludo, il a trop besoin de moi !- A qui crois-tu faire gober ce si beau mensonge ?Non, je ne mens pas, Ludo est tout seul...- Tu crois que personne n'a remarqué que vous êtes pratiquement inséparables ? Ce ne serait pas à cause de toi qu'on le met à l'écart ?...- Tu devrais faire un geste pour lui......- Disparaître de son existence, au moins, tu lui rendrais un fier service...Ces voix venimeuses, Artemisia les entendait souvent. A chaque fois qu'elle croisait son regard dans un miroir, elles surgissaient, empoisonnant son esprit, se mêlant parfois aux voix réelles des gens qui la critiquaient ouvertement. Comment dans ce cas ne pas en arriver là ? Obéir à ces voix... Il lui semblait ce soir là que c'était la dernière chose à faire. Ayant sorti le plateau à fromages avec du pain frais, de la salade et de la charcuterie, un couteau semblait le meilleur outil à utiliser dans cette circonstance...
Le tranchant de la lame sur sa chair fut moins douloureux que ce qu'elle avait craint, la graisse de ses poignets atténuaient largement la souffrance que cela aurait dû lui causer. Mais le sang coulait à longs traits rubis sur le sol de la cuisine. Son regard devint trouble et elle ne put se rappeler de ce qui avait suivi. Juste une voix affolée d'une des domestiques qui hurlait d'amener la grosse à l'hôpital. Artemisia pleurait dans son inconscience... Pourvu que Ludo s'en sorte désormais...
En ouvrant les yeux, la rousse se rendit compte qu'elle était encore en vie... Les larmes coulèrent encore sur ses joues froides. Pourquoi l'avait-on sauvé ? Ca aurait tellement fait mauvais effet de savoir que la seule fille des Leone s'était suicidée dans la cuisine du palazzo à une heure aussi tardive ? Plus rien n'avait d'importance maintenant...
Une petite lettre était posée sur la table de nuit, personne n'était à son chevet. Artemisia s'essuya les yeux et ouvrit la missive qui lui était destinée apparemment...
- Citation :
- Artemisia,
Ton attitude nous a grandement choqués ta mère et moi. Pourquoi avoir tenté de mettre fin à tes jours ? A dire vrai, ta réponse ne nous regarde plus et nous n'avons plus envie de t'écouter. Tu es une si grosse déception que j'ai même honte de t'appeler ma fille.
Que ça, même pas un mot de rétablissement... Mais à quoi s'attendait-elle réellement ? Un petit sac de voyage avec des affaires dedans l'attendait un peu plus loin. Artemisia se leva et vérifia le contenu avant de décider qu'il ferait l'affaire. Elle se changea, une détermination sans faille animait maintenant son regard. Elle partit sans se retourner et quitta Bulluno pour Jazerath, un endroit dont elle espérait trouver la paix qu'elle ne pourrait plus jamais atteindre en restant au palazzo Leone...
Son voyage à Jazerath lui apporta beaucoup plus que ce à quoi elle s'était attendu ! Elle se lia d'amitié aux Pavone, la famille du paon, qui la traitèrent avec beaucoup d'égards. Des égards auxquels elle n'était définitivement pas habituée. Mais le fait de vivre avec autre chose que des reproches lui rendait la vie plus douce. Artemisia ne se levait plus avec la sensation d'être un poids pour sa famille, elle commençait la journée avec des sourires et des répliques bienveillantes à son attention, un fait qu'elle pensait ne jamais vivre tant ses proches la haïssaient. Les Pavone étaient vraiment des gens biens et ils ne s'arrêtaient pas à son physique ingrat. Pourvus de l'Arte Canale, ils avaient l'art de la maîtrise de la chair, un don qu'Artemisia aurait peut-être été jusqu'à tuer pour l'avoir...
Ludo lui envoyait souvent des lettres, la suppliant de rentrer pour lui, qu'il l'aimait et qu'il la voulait absolument près de lui. Il lui était encore impossible de lui répondre tant le poids de la honte de son acte prémédité pesait encore lourd dans sa conscience. Elle ne pouvait pas encore se regarder en face, dans la crainte de ce qu'elle pourrait encore y voir : une adolescente grosse et complexée, alors que grâce aux Pavone, elle n'y aurait vu que joie et bonheur grâce à eux.
Puis lorsqu'elle eut 19 ans, les Pavone dans leur grande bonté, lui offrirent de modeler son corps pour qu'elle n'ait plus à souffrir du regard des autres. Artemisia avait commencé à véritablement apprécier les mots gentils et cette proposition fut son nirvana. Point besoin de réfléchir, le poids de son existence allait enfin basculer dans le bon côté ! Elle accepta.
L'Arte Canale des Pavone réalisa son rêve le plus fou, celui qu'elle n'avait jamais osé révélé de peur qu'on ne la prenne réellement pour une folle : avoir un corps plus en adéquation avec la société, un corps qui serait fait pour attirer tout le monde, pour ne plus qu'on se moque d'elle mais qu'on l'admire pour sa beauté qu'elle cachait auparavant dans ses replis de graisse.
Elle rentra au palazzo après des années d'exil, forte de sa nouvelle apparence et bien dans sa tête, un désir brûlant de vengeance envers ceux qui n'ont pas montré un seul gramme de compassion pour la petite boulimique qu'elle était. Elle ouvrit les portes de cette maison si peu accueillante autrefois pour elle et fit naître à cet instant sa nouvelle personnalité : une jeune femme au fort parlé et franche comme pas deux, un brin égocentrique qui aime prendre des airs théâtraux pour se donner contenance. Un sourire arrogant aux lèvres, Artemisia se réinstalla dans la maison familiale sans même attendre un assentiment de la part de ses parents. Elle se jura sur l'instant de rendre à tous ces gens qui l'avaient si mal traitée le lourd mépris puissance dix milles.
Puis vint la confrontation tant désirée, celle avec Ludovico... Ludo, son petit frère chéri... Il lui avait tant manqué ces dernières années, ne pas répondre à ses lettres avait été un véritable déchirement, mais elle n'avait pas été prête pour ça. De savoir qu'il l'attendait impatiemment lui fit venir un immense sourire aux lèvres...
"Tu n'es pas ma sœur! Qu'on me rende ma sœur!" Son coeur se brisa... Devant la crise d'hystérie de son frère, Artemisia ne put que se soustraire à sa vue, emportant tout un déluge de tristesse et de remords de ne pas avoir su se faire reconnaître. Comment avait-il pu penser que ce n'était pas elle ? A part son corps, elle était à peu de choses près toujours la même... Mais il n'avait pas la même conception qu'elle apparemment, la repoussant à chaque fois qu'ils se retrouvaient par hasard dans la même pièce. Chaque fois, ces refus lui mirent le coeur en charpie, mais elle tenait bon tout de même, se répétant jour après jour qu'il finirait par se faire une raison, qu'elle avait beau ne plus être obèse, elle était toujours Artemisia, celle qui l'aimait lui pour ce qu'il était. Nul besoin de lui dire, il le savait déjà...
Cependant, après la mort de sa femme (elle savait qu'il avait été marié), Artemisia pensait bien pouvoir trouver un moyen de se rapprocher et de retrouver son Ludo. C'était sans compter ce traître de Marco... Marco Antonio Leone, un misogyne ne vivant que pour la guerre mais après qu'il fut blessé, il avait été obligé de rentrer au pays et de diriger la famille Leone. Lorsqu'il avait perdu au jeu de la Manigance qui avait élu Ludovico, Marco l'avait épousé juste après la mort d'Abigail, dès lors, cette mort parut un peu suspecte...
Mais ce pourceau avait beau réussir à prendre le corps de son frère la nuit, Artemisia savait qu'un jour, Ludo lui reviendrait. Elle ne faiblirait pas à la tâche pour le ramener près d'elle où avait toujours été sa place. Marco ne pourrait plus user de son influence, Ludo resterait à jamais SON Ludo et elle serait à jamais SA Heartie, c'était dans l'ordre des choses et Artemisia ferait tout pour que cela redevienne comme ça n'aurait jamais dû changer...
Sujet: Artemisia Giulia Leone 
Mer 13 Oct - 13:36
