₪ HISTORIQUE ₪
۞ Passé :La matrice originelle. Une matrice noire et chaude que nul ne garde en souvenir et que tous recherchent. L'endroit parfait que l'on pleure à peine né. Ce théâtre obscur est parfois le prélude cruel à l'étrangeté absurde.
Mais qui peut se vanter de s'en souvenir ?
Il n'y a pas de souvenirs. Il n'y a que des traces.
Ils n'étaient pas Un mais
Deux. Dans le silence de cette matrice grandissaient un frère et une sœur. Deux vrai jumeaux. Mais la lutte entre eux commença avant même la naissance. Pour que l'un vive, l'autre devait être absorbé. Ce fut ce qui arriva. Garçon et fille se mêlèrent pour ne devenir qu'un seul. L'un d'entre eux avait gagné. Et l'accouchement se déclencha finalement sur la fin de cette bataille enragée pour la survie.
« C'est un garçon. »
« Il s'appellera donc Anima Cruzio. Anima Cruzio Serpente. »
Le corps de la mère git dans un angle étrange. Les draps sont rouges de sang. L'enfançon lui-même en est dégoulinant. Né un mois avant terme, il vagit avec un temps de retard. Il était vivant. L'on constata le sexe.
C'était un garçon.La vérité est atroce.
La vérité est laide. Elle saute parfois à la gorge au détour du chemin. Quelle horrible vérité cachait le poupon visage d'un enfant né dans le sang ?
Une vipère dans un nid de couleuvres. Trop calme, cet étrange animal de sang froid aux yeux noirs se lova dans cette existence et y prit une place.
Anima était l'enfant unique d'un couple de la famille Serpente, un cousin et sa cousine mariés plus par jeu de pouvoir que par amour. Sa mère était morte en couche et il bénéficia de la chaude présence d'une nourrice. Une bonne femme du peuple à la peau chaude qui réchauffait son corps glacé.
Anima seul était déjà le détenteur de sa vérité.
Dans le secret de cet esprit embryonnaire.
Ce n'était pas pour rien que sa mère était morte.Les années passèrent dans le palais des Serpente. En marge des jeux de cours et de pouvoir, l'étrange enfant grandissait, ne riait pas, malgré son regard très éveillé. Ne parlait pas non plus. A l'âge de 3 ans, Anima n'avait pas encore proféré un son. Pas le plus petit babillage. Seul son regard fixe et dérangeant observait tout. Sa nourrice finit même par avoir peur de lui et elle fut congédiée. Mais malgré les médecins qu'on lui fit voir, rien d'anormal ne fut détecté. Anima aurait dû être à même de parler comme tout les enfants de son âge. Mais il ne le faisait pas. Seul ce regard effrayant de calme hauteur toisait les secondes qui s'égrainaient en silence. Caché ou visible, l'enfant regardait tout et ne disait rien. Les autres Serpente raillaient le père malchanceux. Les autres enfants avaient peur du rare sourire étirant les lèvres d'Anima lorsqu'il s'approchait d'eux.
Et puis pourquoi les jouets et animaux préférés des autres enfants disparaissaient-ils autant depuis quelque temps ?« Cruzio ! Arrête ! Je t'en prie... Arrête ! Pourquoi les tourmentes-tu ? Pourquoi ? »
« La ferme, Anima. »
« Mais... Ils ne t'ont rien fait ! »
« Ils existent. C'est trop. »
« Pourquoi ? Pourquoi t'es comme ça ? »
Les sanglots mentaux d'Anima l'exaspéraient toujours autant. Ne pouvait-elle se taire, cette bonne à rien ? L'entendre en permanence dans son esprit était une plaie. Il était obligé de ne pas parler à cause de cette voix. A cause de sa moitié un peu trop présente. Qui sait ce qu'elle ferait si elle venait à prendre la parole avant lui ? Il valait mieux se taire... Se taire jusqu'à avoir absorbé jusqu'aux dernières bribes d'âmes de ce jumeau avorté prisonnier de son corps.
Quelques années passèrent encore.
Six ans. Son père entra un jour dans une violente colère : il avait gardé Anima pour obtenir un héritier, une chance de plus pour prendre la tête des Serpente. Peut-être que son fils serait alors choisi par la Manigance lorsqu'il serait plus vieux. Et alors il pourrait tirer les ficelles de ce petit être chétif. Mais il se retrouvait avec un muet imbécile. Imbibé d'alcool, le paternel frappa l'enfant silencieux dont les yeux noirs identiques à ceux de son ex-femme le fixaient sans ciller. La gifle rougit la petite joue et les vociférations pleuvaient autant que les postillons. Finalement une voix fluette mais au calme glacial s'éleva dans la pièce.
« Père. Je ne dis rien car je n'ai rien à dire. »
Ce furent les premiers mots qui sortirent de cette bouche étirée en un sourire qui se voulait candide.
Un mensonge. Le tout premier. Et c'était si savoureux sur sa langue...
Anima réduit au silence, malgré des pics étranges où sa moitié tentait encore de se rebeller contre l'irréparable, Cruzio était enfin maître de son esprit.
Finalement tout se mit en route. La machine infernale était lancée.
Anima grandit dans ce palais vacillant de trop de jeux de pouvoir. L'aide apportée aux Leone pour décimer les Cygnes fut vue comme une chance de s'élever. Les manigances des Serpents les menaient à leur perte. Mais certains avaient vu les choses se jouer.
Le père d'Anima fut l'un d'un premier à clamer son manque de confiance dans les Lions.
A clamer tant et si bien qu'il fut retrouvé mort dans une ruelle glauque.
« Ce sont des choses qui arrivent.
» Dit Anima avec détachement en regardant l'obscur oncle qui lui tapotait la tête avec un air affreusement condescendant.
Anima ne pleura pas.
Mais c'était un mensonge. Anima... avait neuf ans. Et Anima était différent. Son physique était fluet. On attribuait cela à sa naissance prématurée et au fait qu'il ne sortait pas beaucoup à l'extérieur.
Mensonge. Anima se développait comme les petites filles, tout en jambes et en minceur. Ses longs cheveux châtains devaient être la cause de cette apparence plus androgyne, étant malgré tout un garçon.
Mensonge.Dans ce palais après la mort de son père, Anima eut une vie paisible. Il fut prit sous l'aile de l'oncle de sa mère, mélangé à ses trois filles et un fils. Étrangement, Anima passait plus de temps avec les filles, bien qu'il apprécie le petit garçon de deux ans sont ainé. Tulio était gentil avec lui. Ils jouaient parfois ensemble et étaient ensemble pour étudier. Parfois on retrouvait les deux enfants de neuf et onze ans dans le même lit.
C'était si mignon. Mensonge.
Finalement, tout fut détruit. Tout ce qui se construisait avec une lenteur patiente.
Les Leone furent la cause de la ruine et de la dislocation.
Les Lions si arrogants... Détruisirent les Serpents et utilisèrent le Mensonge contre ceux qui en était les maîtres.
~*~
Anima souffla en rampant dans les égouts comme un reptile, fuyant comme on lui avait ordonné. Tulio était juste derrière lui.
Sage Tulio qui pleurait de désespoir et de dégoût. Anima ne pleurait pas.
Il avançait. Ils débouchèrent sur une galerie plus large où ils purent enfin avancer debout.
Ils coururent dans les égouts de Belmonte durant ce qui leur sembla des heures. Et puis, débouchant sous le vaste ciel nocturne, leurs regards se tournèrent vers le vaste ciel. L'incendie du palais des Serpente rougissait jusqu'aux étoiles.
Ils devaient se hâter. Anima et Tulio coururent jusqu'au navire indiqué par leur père. Le passe-droit fut remis au capitaine alors que l'on dépliait les voiles du bateau pas très légal obtenu par domination mentale par le père de Tulio. Ils ne savaient ni où étaient les autres, s'ils étaient les seuls survivants ou bien les miettes éparses de la famille déchue dont on rasait l'existence.
Et alors que le navire prenait le large sous les clameurs des mouettes, commença le début d'une autre Vérité...
~*~
« Appelle-moi Cruzio... Dis-le pour moi mon petit Tulio chéri...
»Le jeune homme de dix-sept ans eut un léger mouvement de recul en regardant son cousin lové sur son ventre, dont les doigts blancs courraient sur son torse.
Mais cette voix veloutée était si délicieuse... Ce serait si facile de céder enfin à ses pulsions... De prendre pour lui le délicat Anima. Lui qui n'était attiré que par les hommes ne pouvait ignorer le charme de son acolyte de toujours.
« Cruzio ? … Pourquoi tu veux que je t'appelle par ton second prénom ?
»« Parce que je le préfère.
»L'oeil noir était doux, si doux... La raison était bonne. Alors, souriant, Tulio renversa Anima sous lui. Et murmura ce prénom si peu usité. Dans le secret de cette petite chambre qu'ils utilisaient à Jezerath, vivant tous deux une vie étrangement paisible. Anima servait dans un salon de thé, sa prestance et son élégance étaient un atout de poids. Il était un très beau jeune homme mais très androgyne.
Tulio avait du mal à résister à son cousin. Lui qui avait toujours préféré les hommes, qui avait papillonné à gauche et à droite au début pour se rassurer, avait vite été poussé à se jeter dans les bras d'Anima. La vie aurait pu continuer ainsi indéfiniment, dans un calme
précaire mais délicieux.
~*~
« Je sais ce que tu essayes de faire... je le sais... Je le sais... »
« Tais-toi, Anima. Ne m'importune pas maintenant... »
« Tu le payeras, Cruzio... Tu le payeras au centuple. »
La voix chuintante à l'intérieur de sa tête ne s'était jamais éteinte. Cette voix agaçante n'était que devenue plus basse, plus étouffée. Mais elle n'était jamais partie.
Cruzio secoua légèrement la tête, ses cheveux châtains cendrés cachant en partie son visage pâle.
Parfois, Anima était insupportable. Ce léger mouvement involontaire ne rompit pas la concentration, ni le contact visuel établi avec un bel homme qui draguait Tulio depuis une bonne heure.
Maintenir le regard était ce qu'il y avait de plus difficile, surtout lorsque la personne que l'on tente de dominer n'a d'yeux que pour celui qui nous appartient.
« Laisse-le. Vas-t'en. »
Ce n'était pas assez fort. L'Autre n'avait pas entendu. Anima, prit dans une transe de regards connectés, se rapprocha un peu, ses prunelles noires vrillant les yeux bleu clair de l'inconnu.
« Laisse-le. Vas-t'en. »
Un peu plus fort...
Pas encore assez... La frustration et la colère s'emparèrent du jeune Serpente qui s'avança plus rapidement, franchissant les mètres qui le séparait de sa cible dans le bar bondé.
De nouveau, ses lèvres bougèrent pour formuler l'ordre quand...
« Outch !
» Anima roula au sol, se relevant rapidement tant bien que mal, clignant des yeux à cause de la connexion rompue entre les regards, sortant de sa transe hypnotique. Face à lui le doux, le docile Tulio se tenait dressé comme un reptile prêt à mordre.
« Je peux savoir à quoi tu joues ?
» siffla le jeune homme.
« Tu penses que je n'ai pas compris que tu utilises ton pouvoir ? Pourquoi tu fais ça, Anima ?
Pourquoi ? »Pour la première fois depuis sa naissance, Anima regarda son cousin dans les yeux...
Et dit la vérité.« Parce que je te veux pour moi seul. »
Mais la vérité, unique perle imparfaite dans cette bouche qui ne distillait que des mensonges fut balayée d'un revers de la main. Et quelque chose se brisa en Anima. L'esprit fêlé se cassa ce soir-là, alors que son cousin qu'il aimait sincèrement lui siffla un
« Menteur, tu veux seulement l'avoir pour toi.
»Tulio prit le bras de l'inconnu qui souriait en coin et lança encore
« Il s'appelle Marco Pavone et sera bien mieux que toi, cousin.
Adieu.
»La vipère connu alors la souffrance. Lui qui n'avait aucune émotion, lui l'insensible, vit le seul être aimé partir au bras d'un Paon, flairant un danger. Une impression funeste mordant ses entrailles.
Un Paon si loin de Belmonte...
Un Pavone avec un Serpente ? « Tu payeras, Cruzio... Tu payeras... » Susurrait Anima, sa voix basse teintée de venin rancunier et son ricanement narquois manquait de le rendre fou.
Ce fut vrai. Le jumeau absorbé eut raison. Car, à l'aube de ses dix-neuf ans, Anima vit Tulio partir au bras d'un autre, un Pavone qui fit mourir d'amour le garçon qu'il aimait en jouant avec son cœur.
Tulio n'était plus. Et il était le seul à son oraison funèbre. Le seul à s'écrouler près de la tombe, goûtant aux supplices de la séparation avec le seul qui était important et le seul être qu'il eut jamais aimé.
Peu après ce décès brutal, Anima vit également quelque chose d'autre changer en lui... Lentement... Une ronde poitrine menue certes mais bel et bien présente, poussa sur son torse.
Ses cheveux châtains déjà légèrement cendrés devinrent plus gris encore.
Le Serpente sombra peu à peu dans un étrange enfer où seule la voix de son jumeau venait briser les barrières de son esprit.
Il se terra comme un reptile,
et disparut un moment comme un mauvais mirage.~*~
Le jeune femme posa doucement ses mains sur le bastingage. Quelques gouttes d'écume et les embruns salé lui fouettait le visage. Les volants de sa robe élégante chatouillaient ses chevilles alors que le tissu ondoyait joliment. Un marin s'arrêta un instant le temps de contempler la jeune femme dont la poitrine menue était rehaussée par un astucieux corsage. La taille fine était cambrée, des cheveux courts d'une curieuse teinte rosée et une peau nacrée faisait d'elle un agréable tableau à contempler. Seul le visage dénué de toute expression de passion ou d'un quelconque intérêt troublait parfois, bien que le côté vierge de fer ait toujours un peu fasciné les hommes.
Alors que le capitaine passait à côté de lui, le marin détourna bien vite la tête et reprit sa tâche.
Federico posa avec possessivité son bras autours de la taille de sa femme. Celle-ci se contenta d'un vague regard ennuyé, mais ses lèvres s'étaient légèrement incurvées vers le haut.
« Nous devrions bientôt voir les côtes de Belmonte. Je sais que tu n'y ait jamais allée ma chérie. Je suis sûr que cela te plaira. »
Un étrange sourire sans joie aux lèvres, Anima se cala contre le torse de son époux, contemplant la mer, immuable étendue si changeante et si trompeuse.
Anima Cruzio Serpente était maintenant
Madame Anima Cruzio Paolini. Mais pas pour longtemps, oh non...
pas pour longtemps.~*~
Frederico, riche négociant maritime qui avait un comptoir à Belmonte et un à Jezerath, avait eut un jour un coup de foudre pour une gracieuse jeune femme. Il avait courtisé Anima durant quelques mois, son cœur s'enflammant un peu plus à chaque refus de sa belle. Cette belle de glace dont l'histoire qu'elle lui avait conté un jour avec ses beaux yeux noirs humides l'avait touché en plein cœur.
Elle était une descendante de Serpente, la famille déchue. Mais, fille d'un amour fugace entre son père Serpente et sa mère, humble femme du peuple, la famille interdit leur union et leur amour.
Pour la protéger, son père voyagea avec celle qu'il aimait vers Jezerath. Ils avaient l'intention de se marier loin de Belmonte, ce qu'ils firent finalement. Hélas, ils furent rattrapés par les Serpente qui tuèrent son père, sa mère parvenant à s'échapper avec elle, alors âgée d'un an.
Sa mère l'éleva avec peine mais se laissa mourir de désespoir à l'aube de ses onze ans.
Elle avait ensuite vécu de petits travaux avant de rencontrer Tulio, un jeune homme charmant qui devint son fiancé. Mais Tulio perdit la vie dans une rixe contre des pirates. Et elle pleurait depuis son amour perdu, ayant juré de garder son corps pur pour toujours.
Ému par cette histoire, Frederico jura à la jeune femme de ne pas la forcer, d'attendre qu'elle l'aime en retour et d'avoir chassé le fantôme de son fiancé de ses beaux yeux. Alors, lorsqu'il réitéra sa demande en mariage, Anima accepta avec timidité.
~*~
Belmonte... Cela faisait maintenant dix-sept ans qu'il avait fuit de cette ville et le palais en flamme de la Famille. Bien loin des mensonges habiles qu'il tissait autours de lui, dont le plus audacieux était son sexe même, Anima était resté un être étrange. Mais sa sècheresse d'âme n'avait plus de limite et plus aucun amour ne l'habitait. Tulio était mort en même temps que le peu de cœur qu'il avait pu posséder un jour.
Le désir de vengeance et l'envie de reformer la famille l'animaient comme une poupée sans âme et il lui semblait que plus rien n'avait d'importance à part sa propre subsistance et ses manigances nées d'une profonde mythomanie.
Il avait accepté le mariage avec Frederico pour le statut social que cela lui amenait, l'élevant au rang de bourgeoise dans la ville qui l'avait vue naître.
Redevenu riche grâce aux biens de son mari, Anima savait que ce dernier deviendrait bientôt encombrant, ses gestes se faisant parfois plus poussés vers son corps qu'il lui refusait avec cruauté et avec raison : il était un homme malgré son corps beaucoup plus féminin que masculin et une jolie poitrine qui déshonorait son torse jadis plus viril. Néanmoins, pas question qu'il doive un jour demander quoi que ce soit à un Pavone pour résoudre son problème. Il les haïssait tout autant que les Leone pour avoir pris son cousin.
Il était de retour et comptait bien rester à Belmonte pour y tisser ses plans. Son venin macéré de près de
vingt années de haine n'en serait que plus puissant au moment de frapper.
~*~
Anima regarda la tombe de son mari avec ce sourire répugnant de contentement. Tout avait parfaitement fonctionné. Il lui avait suffit de manipuler quelques esprits et Frederico avait succombé en laissant un solide testament dont la rédaction lui était étrangement sortie de l'esprit. Un testament qui faisait d'Anima Cruzio Paolini la rentière de ses biens et l'entière détentrice de sa compagnie.
Comme le monde était bien fait, songea le Serpente en se détournant, cachant son sourire malsain derrière son inexpressivité coutumière. Peu après la mort de son mari, jouissant de tout le confort seyant à son rang, Anima reprit son nom véritable comme bannière de ralliement à ses frères Serpents. Peut-être tous n'étaient ils pas morts ce jour funeste. Alors si une infime chance de recréer la famille subsistait encore, il était prêt à tenir tous les mensonges possibles face à leurs ennemis.
~*~
Anima se pencha sur la toute petite forme crottée et misérable, tremblant sous les haillons.
Son visage vide n'exprimait rien mais une étrange sensation le prit aux entrailles en contemplant la chétive enfant qui se mourrait dans une ruelle sans que nul ne se préoccupe de son sort.
S'accroupissant, plus par curiosité que par compassion, le Serpente tourna la gamine sur le dos pour voir son visage sale, tombant sans y prendre garde dans deux grands yeux bleus d'une douceur infinie, ourlés de larmes de souffrance.
Ce regard d'une innocence parfaite, ce visage enfantin chargé des douleurs de la maladie et de la fièvre captivèrent l'étrange
homme-femme.
Une petite aussi insignifiante semblait se battre contre son mal, luttant de son peu de forces contre la mort qui tomberait comme un inévitable couperet.
L'histoire de cette enfant était facile à deviner même sans lire en elle un quelconque souvenir. Sans doute était-elle issu de quelque milieu d'une pauvreté affligeante. Trop chétive, trop faible, elle avait survécu dans la misère avant de contracter une maladie insignifiante mais qui, faute de soins adaptés, allait se révéler mortelle.
Le froid de cette nuit d'octobre emporterait la gamine loin des ruelles sales.
« … Cruzio... Je t'en prie... »
Et pour la première fois de sa vie, Cruzio ne répondit pas à Anima dans sa tête.
Parce que Cruzio s'était déjà penché sur le corps abandonné de tous. Et avait soulevé l'enfant maigre dans ses bras, portant la petite souillon aux yeux d'un bleu de ciel.
Il emporta finalement l'enfant jusqu'à chez lui et le meilleur médecin fut envoyé pour la sauver.
Au chevet de la petite lavée et soignée, plongée dans le sommeil profond des drogues, le Serpente se demandait quelle folie l'avait prise. Lui qui était dépourvu de compassion, ne possédant qu'un coeur dur comme un bout de glace, ramenait et soignait une fille de rien.
Une étrange alchimie s'opérait déjà en lui pour la petite. ~*~
« C'est pour moi, Mère ?
» Demanda Marisa en levant des yeux émerveillés sur Anima, lui offrant un sourire éblouissant qui aurait pu réchauffer l'âme la plus froide.
Un hochement de tête lui répondit et Marisa écarquilla les yeux de bonheur en contemplant la robe ravissant qu'elle osait à peine toucher.
Puis, dans un élan d'affection, la touchante enfant se jeta au cou d'Anima, clamant sa joie et déposant des bises sur les joues de l'être étrange qui l'élevait désormais.
Anima sourit en laissant sa fille pour vaquer à ses affaires. Mais ce n'était pas cet horrible rictus habituel. C'était un sourire tendre et chaud.
Marisa Donatela Serpente était son petit mensonge et son petit pêché. Sa fille aux yeux de tous, mais la vérité était connus d'eux seuls.
Elle était sa précieuse complice. Marisa s'était jadis appelée Coletta, petite misérable abandonnée malade par ses parents.
Pour l'enfant de sept ans, Anima était un Père-Mère fée. Il lui avait tout offert. Avait fait d'elle la petite princesse que toute petite fille rêve d'être. Elle portait des vêtements coûteux, dormait dans des draps de soie et jouait avec les meilleurs jeux. Jamais elle n'aurait pu rêver pareille bonne fortune.
Alors pour cela, à tout prix, il fallait qu'elle ne divulgue jamais leurs petits secrets. Jamais nuls ne devraient savoir qu'elle n'était pas l'enfant biologique de la Serpente.
Depuis quelque temps, un jeune homme de la Noblesse courtisait Anima, voyant en elle la parfaite dulcinée à la douceur glacée. Marisa s'amusait toujours beaucoup lorsque sa mère l'éconduisait. Elles n'avaient besoin de personne et l'enfant était satisfaite :
personne ne viendrait voler le Serpente.~*~
Anima regarda le large, la main menue de Marisa glissée dans la sienne. Le vent salin ébouriffa ses cheveux roses. Silencieuse, complice, Marisa lui sourit légèrement mais le Serpente était perdu dans ses pensées.
Il avait trente-et-un ans. Ils fêteraient le lendemain les dix ans de Marisa. Le temps s'écoulait, tissant autours d'eux la toile de leurs mensonges.
Mais Anima le savait, le temps reviendrait pour les Serpente de se dresser contre leurs ennemis.
Et alors ils vaincraient enfin ceux qui avaient souillé leur nom. « Cruzio... Tu t'enliseras dans les mensonges jusqu'à te perdre... » Prophétisa la voix d'Anima dans son esprit, faible souffle chuintant.
« Cette fois encore je triompherais, mon cher Frère, comme j'ai triomphé de toi. »
۞ Famille :Anima raconte qu'elle est une bâtarde de la famille du Serpente, que son père et sa mère sont morts pour la protéger et qu'elle perdit jadis son fiancé, puis son mari, un riche négociant maritime. Depuis elle élève seule la petite fille qu'elle eut de son fiancé en chérissant la mémoire de ses chers disparus.