۞ Passé :
C'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir ;
la preuve en est qu'on aime tous les jours sans jouir
et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer.
[De Sade]
La noirceur humaine est partout. Les bons sentiments ne sont que le parfum cachant l'odeur de merde née des vices de chacun.
Justine avait mit quatorze années à découvrir cette réalité.
C'était une histoire banale dans sa cruauté. Celle de la chute d'un agneau de Dieu dans les flammes des Enfers. Car Sartre l'a si bien dit : l'Enfer ce sont les Autres.
Pour Justine, l'Enfer prit les traits de sa mère et d'un homme nommé Hugues de Lurieux. L'histoire de la jeune fille commença alors vraiment tandis qu'elle se rendait chez De Lurieux pour devenir femme de chambre.
Hugues de Lurieux était un vieil homme de cinquante ans révolus, vivant dans l'opulence d'une pension d'ancien colonel des armées Françoises. Fervent libertin, il se complaisait dans une vie dissolue et dans ses vices au milieu d'une petite cours d'amis qui cultivaient l'art de jouir en toute impunité de leurs délires déviants. Ils étaient Nobles, se croyaient tout permis avec l'insolence propre aux grands de ce monde.
C'est dans cet univers que fut catapultée Justine.
La jeune fille de quatorze ans n'avait nulle lettre de noblesse mais était une bonne fille, croyante, vertueuse et dévouée. Travailleuse malgré de pénibles conditions de vie, elle avait la beauté insolente des simples.
Sa mère, une prostituée rongée de folie et d'alcool, avait jugé que sa fille était en âge de subvenir aux dépenses nécessaires à son éducation ainsi qu'à celle d'une fillette alors âgée de sept ans. Marie, sa petite sœur née d'un illustre inconnu était une raison à elle seule pour motiver Justine à la tâche afin de grappiller quelques sous au terme d'un travail pénible.
Hugues de Lurieux remarqua bien vite cette nouvelle domestique à la fraîcheur candide, aux yeux et aux cheveux sombres, belle dans sa misère, déjà porteuse d'appâts féminins trahissant son âge nubile. Il ne se passa pas un mois qu'il incluait Justine dans ses soirées entre amis. Soirées... Un terme bien poli pour désigner en réalité des débauches orgiaques ou aucun tabou ne semblait pouvoir exister dans un crescendo de folie sexuelle.
Justine, pieuse Justine... Douce Justine... Son innocence et sa candeur volèrent en éclat sous cet homme abject qui fit d'elle la complice de ses crimes et de son appétit pour la bagatelle, son jouet préféré.
Elle fut marquée par les mignons du vieillard, d'une fleur de lys sur la fesse droite. A jamais mutilée dans sa chair. A jamais porteuse de la marque de Lurieux.
Mais, alors qu'elle rentrait chez elle, elle contait à Marie de jolies histoires de cours, de bals, de jeux et de friandises. Elle berçait la petite de jolies chimères colorées alors qu'elle s'étourdissait d'épuisement après avoir subi les jeux et les plaisirs carnivores de son employeur.
Justine passa trois années au service de Lurieux, interminables années. Quelque chose se cassa en elle lorsque sa propre mère se présenta à l'une de ses soirées. Madeleine était encore belle, pour une veuve d'une quarantaine d'années et il était de notoriété publique qu'elle complétait la pension laissée par son défunt mari en vendant ses charmes.
C'était une grande femme, aux traits las, aux cheveux blonds très bouclés et aux yeux gris. Have et maladive, mangeant peu et délirant beaucoup, elle passait pour être devenue folle à la mort de son époux et de son premier fils. L'on jasait beaucoup mais peu savaient la vérité. Madeleine elle-même n'avait jamais raconté ce qui s'était passé et elle souffrait d'hallucinations, des Voix lui parlant souvent, lui dictant des comportements étranges, voir répugnants.
Le Vice prit un tournant irrévocable lorsque De Lurieux la fit foutre par sa propre mère, mère qui devint son amante régulière. Justine perdit alors toute l'innocence qui aurait encore pu subsister au milieu des horreurs qu'elle vivait.
Dévorée de rancœur quant à son insouciance volée, elle abandonna toute foi en l'humanité. Et pourtant... Lorsqu'elle rentrait, lorsqu'elle évitait les attouchements de sa génitrice, elle racontait toujours de douces choses à Marie. Elle s'occupa de l'enfant qui grandissait avec la seule force d'amour qui lui restât. Car la petite fille était la seule digne d'amour. Telle un Ange tombé des cieux, elle mettait un baume sur ses blessures et sa haine.
Car il ne servait à rien de se mentir : à force de sévices, elle était devenue semblables à ceux qu'elle méprisait tant. Juste un animal en rut. Une ombre damnée de plus dans ce monde gris.
Le Monde était un Purgatoire aux avant-goûts d'Enfer.
Justine rencontra Armand de Noirceul à l'une des soirées de Lurieux. Petit nobliaux parvenu, il avait la bonne mine de sa jeunesse et ses yeux clairs étaient intelligents et tendre lorsqu'il les posaient sur la favorite du vieux colonel, la délicate Justine dont la beauté ne faisait que croître.
La jeune fille ne devait jamais concevoir d'amour pour Armand. Mais elle vit en lui une solution à sa situation qui s'éternisait. Devenue retorse à force de fréquenter toute cette dépravation, elle devint l'amante d'Armand, le manipulant afin qu'il assassine De Luirieux.
Le vieillard fut fauché par un poison efficace qui l'envoya dans son assiette forniquer avec les démons infernaux.
Prisonnière d'un dilemme sincère Justine parvint à négocier avec Armand de demeurer dans sa ville natale. Elle argumenta que son départ précipité ne ferait qu'attirer les soupçons sur eux. En vérité, c'était pour Marie. Tout avait toujours été pour sa sœur.
Les trois quarts de l'univers peuvent trouver délicieuse l'odeur d'une rose,
sans que cela puisse servir de preuve, ni pour condamner
le quart qui pourrait la trouver mauvaise,
ni pour démontrer que cette odeur soit véritablement agréable.
[De Sade]
Justine avait dix-neuf ans et les portes d'un couvent se refermèrent derrière elle. Elle n'accorda pas un regard à cette captivité illusoire. Et c'est avec un certain soulagement qu'elle enfila la tenue des sœurs.
Elle avait confiée Marie à un couvent voisin, la petite fille de douze ans étant bien trop jeune pour entrer dans le même ordre qu'elle. Elles se promirent de s'écrire tous les jours. Marie pleura, car elle était désormais seule au monde malgré la bienveillance de sa sœur aînée.
Leur mère était morte la semaine précédente, emportée par sa folie, s'ouvrant les veines dans sa baignoire tout en actionnant un mécanisme qui devait pendre Marie - droguée - alors qu'elle agonisait. Par chance, Justine revint juste à temps pour bouleverser cette mise en scène macabre. Néanmoins, sa mère était morte et elle accueillit cela comme un soulagement.
Abandonnant son amant et complice, elle décida d'entrer au couvent, pensant échapper aux vices de l'Humanité et aux tentations pècheresses qui consumaient son âme.
Il n'en fut rien. Prêtres sodomites, nonnes lubriques, elle expérimenta dans ce huis-clos toute la perversité de l'âme humaine. L'odeur de foutre sous des relents de grenouilles de bénitier.
Elle demeura dans ce lieu durant six années. Six années d'une débauche plus ou moins secrète où elle se divertit en pervertissant les âmes blanches qui n'étaient que de la poudre de plâtre sur une âme au gris sale.
Elle même rinça son cœur dans cette eau de vidange jusqu'à oublier sa propre humanité.
Six années de sa vie passèrent ainsi, avec le seul plaisir innocent qui fut les lettres de sa cadette, son Ange si pur.
Les jours se ressemblaient, dans leur moiteur libertine, leur lenteur agaçante. Alors Justine prit la fuite, sur la pointe des talons. Conseillée par l'une de ses amies de draps, elle embarqua à bord de la Sirène le 28 octobre.
Un équipage pirate, un navire pirate. Et elle-même en guise d'aumônier.
Justine se plut parmi ces marins rustres. Ces hommes sans éducations avaient pour elle le respect craintif des laids face à une jolie femme.
Elle pilla à leur côté et vida des pintes dans des bouges mal famés. Une vraie vie de grand air et de piraterie.
On lui parla de Belmonte la Superbe, et ses étranges Nobles, de cet archipel riche, puissant. De la Reine des Pirates et des Pouvoirs magiques des grands de cette contrée.
C'est ainsi qu'elle débarqua à Belmonte, curieuse des exotismes de cette contrée après un an passé en compagnie de forbans et de vauriens.
Une compagnie qui lui allait si bien...